CHAPITRE XIV

 

Le colonel Hussein Hakim raccrocha, un goût de cendre dans la bouche. Premier accroc aux contre-mesures réclamées par le général Bhatti : Aisha Mokhtar, maîtresse de longue date de Sultan Hafiz Mahmood, donc forcément au courant de ses activités, prétendait ne pas pouvoir quitter Londres. Retenue par Scotland Yard. Ce qui n’était pas totalement invraisemblable, mais pas forcément vrai… Elle pouvait aussi vouloir rester à l’écart d’une histoire qui risquait de connaître des développements ravageurs. Problème supplémentaire, il était impossible de vérifier auprès de Sultan Hafiz Mahmood ce qu’elle savait réellement.

Il n’y avait qu’une façon de fermer ce dossier : la liquidation physique d’Aisha Mokhtar. À Islamabad, cela n’aurait réclamé que quelques heures. À Londres, c’était un peu plus délicat, mais cela pouvait aussi être accompli. Il appuya sur l’interphone le reliant à sa secrétaire, et lança :

— Trouvez-moi « Cobra », d’urgence.

Ensuite, il se servit une tasse de thé et se mit à échafauder son plan. « Cobra » s’appelait en réalité Shapour Nawqui. C’était un Pachtoun de Peshawar qui avait rallié Al-Qaida, à la demande de l’ISI, dès 1998. Afin de surveiller les nouveaux amis du Pakistan. Infiltré dans les différents groupes inféodés à Bin Laden, il fournissait de précieuses informations, et, bien entendu, l’ISI le tenait par les couilles… En effet, si les gens d’Al-Qaida avaient connu ses liens avec l’ISI, ils l’auraient égorgé sur-le-champ.

Lorsqu’il avait fallu liquider la maîtresse de l’attaché de défense britannique, c’est à lui que l’ISI avait fait appel. Officiellement, on pouvait ainsi attribuer le meurtre à Al-Qaida. Pachtoun fruste, violent et peu éduqué, « Cobra » était le tueur idéal. Entre deux jobs, il gérait une boutique de tissus dans le marché de Sawan Road. En plus, il semblait particulièrement apte à éliminer Aisha Mokhtar : il utilisait très rarement des armes à feu, ce qui, pour Londres, était un avantage supplémentaire. Pas question d’en transporter une par avion, et dans la capitale britannique, il était extrêmement difficile de se procurer un pistolet.

Pour ce genre d’action, le colonel Hakim préférait rendre compte après. Il ne voulait pas d’interférence : la situation était assez complexe comme cela.

Trois tasses de thé plus tard, sa secrétaire lui apprit que « Cobra » venait d’arriver.

— Faites-le entrer, ordonna le colonel Hakim.

Dans ce bureau relativement modeste, la carrure de Shapour Nawqui impressionnait. C’était un colosse. Près de cent quatre-vingt-dix centimètres, des épaules de bûcheron, des mains d’étrangleur, un regard brûlant sous les énormes sourcils noirs, un nez important et l’inévitable moustache pachtoune, soigneusement taillée. Il fit le tour du bureau et vint baiser trois fois la main de l’officier de l’ISI. Chez les Pachtouns, on avait le sens de la hiérarchie.

Après avoir ôté son pacol afghan, vêtu d’un camiz-charouar marron et de sandales, il attendit, la tête baissée.

— As-tu déjà été à Londres, en Angleterre ? demanda le colonel Hakim.

Shapour Nawqui secoua la tête.

— Non, colonel Sahib.

— Tu vas y aller. Pour moi.

Le Pachtoun inclina la tête, obéissant, mais se permit de remarquer :

— Je n’ai pas de visa britannique, colonel Sahib.

— Tu disposeras d’un passeport britannique au nom d’un Pakistanais installé à Londres, précisa le colonel de l’ISI. Tu n’auras donc pas besoin de visa…

Le colonel de l’ISI avait dans son coffre une demi-douzaine de passeports authentiques appartenant à des Pakistanais naturalisés, qui venaient passer quelque temps dans leur pays. Liés à l’ISI pour d’obscures raisons, ils « prêtaient » leur passeport à l’agence de renseignements pour que celle-ci puisse infiltrer des agents sur le sol britannique. Il suffisait de changer la photo, ce que la division technique de l’ISI faisait parfaitement.

— Tu parles anglais ?

— Yes, colonel Sahib, mais pas très bien.

— Cela n’a pas d’importance.

Beaucoup de Pakistanais, fraîchement naturalisés, parlaient mal leur nouvelle langue. Le colonel Hakim précisa :

— Je vais m’occuper de ton billet d’avion et te préparer le dossier. Tu dois savoir qui tu es. Je te dirai également ce que tu dois faire à Londres. Et comment tu dois t’y prendre…

Le Pachtoun dodelina de la tête, pour acquiescer. Intimidé, il ne voulait pas poser trop de questions. Ses amis d’Al-Qaida lui fourniraient sûrement quelques indications sur l’Angleterre. Eux étaient bien implantés dans la capitale britannique, où il n’avait jamais mis les pieds. Mais Islamabad était une grande ville et il ne serait pas dépaysé.

— Je te convoquerai dans vingt-quatre heures, conclut le colonel Hakim. Qu’Allah veille sur toi…

Dès que le grand Pachtoun eut disparu, il se mit à préparer le côté technique de l’opération. « Cobra » apportait une sécurité supplémentaire : en cas de pépin, c’est Al-Qaida qui serait accusée, pas l’ISI. Il suffisait, pour verrouiller le tout, qu’une plainte pour vol soit déposée, antidatée, par le véritable propriétaire du passeport, pour dédouaner les autorités pakistanaises. Al-Qaida aussi utilisait des passeports maquillés. Moins bien que ceux de l’ISI, évidemment.

 

*

*   *

 

La plage d’El-Ma’an, à trente kilomètres au nord de Mogadiscio, capitale éclatée d’un État – la Somalie – qui n’existait plus depuis une quinzaine d’années, livré à des clans féroces dont l’avidité n’avait d’égale que la cruauté, n’avait plus de plage que le nom… En effet, depuis la fermeture du port international de Mogadiscio, un des chefs de faction somaliens, Musa Sude, l’avait transformée en port de secours. Certes, il n’y avait aucune installation portuaire, mais on y remédiait par une noria d’embarcations qui effectuaient la navette entre les navires ancrés en face de la plage et celle-ci.

Des monceaux de marchandises diverses et de containers étaient entassés sur le sable, avant d’être acheminés vers leur destination finale, Mogadiscio ou ailleurs, par d’énormes camions, pour la plupart dérobés aux ONG avant leur fuite du pays. Le film La Chute du Faucon noir avait popularisé l’échec cinglant des Américains en Somalie, en 1993. Ceux-ci avaient voulu capturer un chef de guerre, n’y étaient pas parvenus, perdant dix-huit hommes et deux hélicoptères Blackhawk, avant de rembarquer piteusement, abandonnant le pays à son triste sort.

Depuis, les milices s’étaient partagé le gâteau, occupant chacune quelques quartiers de la capitale, ouvrant des aérodromes de fortune pour s’approvisionner en khat[42] à partir du Kenya, ou en électronique via Dubaï. Tout cela fonctionnait cahin-caha, sans gouvernement et sans autorités, au prix de quelques règlements de comptes sporadiques, violents et brefs. Et cela ne marchait pas si mal. Alors qu’au Kenya voisin, pays à peu près « normal », les téléphones portables ne fonctionnaient pas, à Mogadiscio, ils marchaient : les différentes factions rivales s’étaient entendues pour louer une place sur un satellite du réseau Thuraya…

Yassin Abdul Rahman, accroupi en bordure de la plage d’El-Ma’an, dans une zone d’épineux, à l’abri d’une vieille toile de tente rapiécée tenue par quatre piquets, regardait la mer, et surtout un navire qui se trouvait ancré à environ un kilomètre du rivage. Un vraquier de 22 000 tonnes qui se trouvait déjà à cette place lors de leur arrivée de Gwadar, une semaine plus tôt. Le boutre qui les avait amenés depuis le Baloutchistan avec leur précieuse cargaison était reparti aussitôt. Son propriétaire cabotait toute l’année entre le Pakistan, l’Iran, Oman et l’Afrique. À ses yeux, ce voyage n’avait rien de particulier. Il avait débarqué les hommes et son chargement dans une barge munie d’une grue qui assurait le déchargement des cargos.

Un des hommes allongés sur des nattes, à l’ombre, s’approcha de Yassin Abdul Rahman et demanda :

— Quand repartons-nous, mon frère ?

— Inch Allah, bientôt, répliqua le fils du cheikh Abdul Rahman.

À lui aussi, cette inaction pesait, mais il devait obéir aux ordres, qui venaient de très loin, et prenaient en compte tous les éléments de leur mission. La moitié d’entre eux demeuraient à bord du vraquier, afin de surveiller leur bien le plus précieux et de guider des ouvriers somaliens en train d’y effectuer quelques travaux. Les autres préféraient dormir sur la terre ferme, en dépit des insectes, de la chaleur et de l’inconfort. Aucun n’aimait la mer. Ils demeuraient groupés, ne se mêlant pas aux Somaliens s’activant sur la plage d’El-Ma’an. D’abord, tous ne parlaient pas arabe, et ensuite leur chef, Yassin Abdul Rahman, leur avait recommandé la plus grande prudence : personne ne devait savoir pourquoi ils se trouvaient là. Plusieurs fois, Musa Sude, qui contrôlait le « port » d’El-Ma’an, était venu avec une escorte lourdement armée, mais il n’avait échangé que quelques mots avec leur chef.

Ici, à Mogadiscio, presque tous admiraient Oussama Bin Laden et vomissaient les Occidentaux. Les gens qui campaient sur la plage à l’écart et semblaient très religieux ne pouvaient qu’éveiller la sympathie, même si on les soupçonnait d’être liés à un réseau terroriste.

Une barque à moteur s’approchait de la plage. Une partie des hommes arrivés de Gwadar en débarqua. C’était leur tour de se reposer à terre. Yassin Abdul Rahman embarqua avec son groupe. Depuis son départ des montagnes afghanes, il n’avait jamais reparlé à Oussama Bin Laden, mais ses pensées ne cessaient d’aller vers lui : il était fier d’avoir été choisi pour cette mission unique où tous allaient sacrifier leur vie pour la plus grande gloire d’Allah. Ils attendaient avec impatience l’ordre de départ de Mogadiscio. Désormais, c’était une question de jours.

À peine fut-il à bord du vraquier qu’il commença sa tournée d’inspection. D’abord l’extérieur : les travaux de peinture étaient presque terminés et le navire arborait déjà son nouveau nom et les modifications de couleur qui allaient avec.

Yassin Abdul Rahman gagna ensuite la première cale, où ses hommes avaient débarqué les armes achetées à Mogadiscio, alignées sur des bâches avec leurs munitions. L’équipage « technique » du vraquier était principalement malais et philippin, mais des Philippins issus de l’île de Mindanao. Tous musulmans, anciens du groupe Abu Sayyaf. Ils ne connaissaient pas la nature de leur mission, mais savaient qu’ils devraient peut-être sacrifier leur vie. Tous étaient volontaires. Yassin Abdul Rahman frappa à la porte du capitaine et entra. Celui-ci, Sayyef Satani, originaire de l’île de Jolo, était depuis longtemps un membre actif de la guérilla islamiste. Il était secondé par un Indonésien, qui avait dû fuir son pays après avoir participé à divers attentats.

Les deux hommes étaient penchés sur une carte de l’océan Indien, traçant une route qui coupait, à un certain endroit, une autre route venant de l’Est.

— Rien de nouveau ? demanda l’Égyptien.

— Non. Nous allons partir d’ici dans quarante-huit heures. Il nous faut trois jours de mer pour arriver au point de rendez-vous.

— Vous avez essayé les machines ?

— Oui. Elles tournent bien.

— Pas de fuites, d’événements anormaux ?

— Un boutre est venu tourner autour du bateau. Il voulait nous vendre des bananes et du riz, répondit Sayyef Satani. Nous leur avons dit que nous n’avions besoin de rien…

Yassin Abdul Rahman éprouva une crainte brutale.

— Ils ont vu le nom, à l’arrière ?

Le capitaine malais le rassura aussitôt.

— Non, il y avait une bâche suspendue devant, ils ne pouvaient rien voir.

Des réseaux de mouchards rapportaient tout à leurs chefs de guerre respectifs, dans l’espoir de découvrir de juteux trafics taxables. C’est la raison pour laquelle le vraquier s’était ancré très au nord, loin des autres bateaux qui ne restaient pas longtemps. Mais au « port » d’El-Ma’an, personne ne posait de questions. Il n’y avait ni loi, ni règlement, ni autorités. Il fallait simplement verser des « droits de passage » aux différents chefs de guerre.

Rassuré, Yassin Abdul Rahman sortit de la cabine. L’impatience le rongeait. Il avait hâte de quitter ce monde dans un gigantesque feu d’artifice qui frapperait de stupeur les ennemis d’Allah. Il descendit deux échelles successivement, arrivant à la cale principale remplie de sacs de riz. L’Égyptien contempla longuement les alignements de sacs de cinquante kilos, achetés un peu plus tôt, dans un autre port. Du riz de Thaïlande, dont les sacs portaient d’ailleurs des inscriptions en thaï. Il grillait d’envie d’en déplacer quelques-uns, mais se raisonna. D’abord, ces sacs étaient très lourds, et ensuite, à quoi bon ? Son regard perçait leur épaisseur et il revoyait la palette chargée des semaines plus tôt à Gwadar, sur laquelle reposaient tous leurs espoirs. Il se mit à tousser, à cause de la poussière et de l’extrême chaleur, et décida de remonter sur le pont, après avoir refermé les deux énormes cadenas qui interdisaient l’accès à cette cale, en trois langues : arabe, urdu et malais.

Officiellement, pour éviter les vols.

Lorsqu’il émergea à l’air libre, le soleil était presque sur l’horizon et c’était l’heure de la prière. Il déplia son vieux tapis de prière acheté à Kaboul, des années plus tôt, et se prosterna longuement en direction de La Mecque, au nord-est de Mogadiscio.

Priant Allah de toute son âme pour qu’il veille sur l’accomplissement de leur mission.

 

*

*   *

 

Aisha Mokhtar, debout sur le trottoir, en face de la Bentley, tourna vers Malko un regard presque suppliant.

— Vous voulez bien que je reste avec vous ce soir ? J’ai peur dans ma maison, après ce que vous m’avez dit.

Malko essaya de la rassurer. Finalement, il l’avait emmenée dîner, pour ne pas la laisser seule.

— Je vais faire établir une surveillance discrète par le MI5. Et puis, nous sommes loin du Pakistan.

Ils avaient dîné au premier étage d’une brasserie bruyante de Chelsea, Pj’s, et la Pakistanaise avait bu presque une bouteille de vin sud-africain à 14°. Sa robe moulante beige, avec des bas assortis, accentuait son côté sexy, bien qu’elle soit à peine maquillée. Elle insista, se collant contre lui sans souci du chauffeur. Quand elle avait un problème, elle jouait immédiatement de son arme fatale : une sexualité flamboyante.

— Please, insista-t-elle. Et puis, je n’ai plus de champagne chez moi…

Son goût immodéré pour le champagne était sûrement ce qu’il y avait de plus authentique chez elle…

— Allons au Lanesborough, conclut Malko, lui ouvrant la porte de la Bentley verte.

Aisha Mokhtar avait vraiment peur, il le sentait, car elle ne lui avait pas tout dit. C’était à lui d’arriver à la confesser. À peine dans la Bentley, elle mit sa tête sur son épaule.

— Je suis contente de vous avoir rencontré ! soupira-t-elle, vous êtes si différent de tous ces godelureaux fortunés qui tournent autour de moi ! Et puis, vous me faites bien l’amour.

Dans la suite du Lanesborough, Malko commanda une bouteille de Taittinger Comtes de Champagne, qui fut livrée à une vitesse record. Aisha, allongée sur le lit, regardait distraitement la télé. Malko déboucha le champagne et lui en apporta.

— Vous imaginez les conséquences d’une attaque nucléaire sur New York ? demanda-t-il. Le président Bush serait obligé d’exercer des représailles.

— Contre qui ?

— Le Pakistan, puisque c’est le pays impliqué.

— Mon Dieu ! s’effraya la jeune femme, ma mère vit à Rawalpindi…

Malko vint s’allonger à côté d’elle. Il n’avait pas vraiment envie de faire l’amour, trop absorbé par ce qui se passait. La mise hors circuit de Sultan Hafiz Mahmood compliquait beaucoup les choses… Mais Aisha Mokhtar, après trois flûtes de champagne, manifesta clairement ses intentions. Apparemment, les bulles calmaient ses angoisses. Elle commença par défaire les boutons de la chemise de Malko puis se mit à agacer sa poitrine. Peu à peu, Malko s’anima. C’est lui qui descendit le Zip de la robe beige et débarrassa la jeune femme de son soutien-gorge. N’ayant conservé que ses bas et ses chaussures, à demi allongée sur lui, elle le prit dans sa bouche avec moins de férocité que d’habitude, s’interrompant pour le masser entre ses seins lourds, lui faisant provisoirement oublier la CIA et la menace nucléaire d’Al-Qaida. Tant et si bien que, chauffé à blanc, il interrompit son sacerdoce, brûlant de lui faire l’amour. D’elle-même, Aisha se mit à quatre pattes sur le couvre-lit, en femelle soumise. Malko s’enfonça dans son ventre d’un seul élan, jusqu’à la garde. Le miroir de l’armoire leur renvoyait l’image de leurs deux corps et Aisha, de profil, regardait avidement le membre entrer et sortir d’elle, poussant des petits cris de plus en plus rapprochés jusqu’à ce qu’elle tourne la tête et demande :

— Fuck my ass[43] !

Une onde exquise traversa l’épine dorsale de Malko. Il n’eut aucun mal à la violer, s’enfonçant dans ses reins de toute sa longueur. Aisha se mit à onduler sous lui, le suppliant de la prendre encore plus fort, se plaignant d’une douleur imaginaire. Ensuite, aplatie sur le lit, elle fit la morte tandis qu’il la prenait de plus en plus violemment. Elle jouit en même temps que lui avec un hurlement sauvage et ils restèrent fichés l’un dans l’autre, épuisés. Malko, apaisé, en profita pour lui murmurer à l’oreille, son sexe encore au fond de ses reins :

— Aisha, si vous savez quelque chose qui puisse nous aider, il faut le dire.

Elle ne répondit pas, simulant le sommeil, mais Malko était persuadé qu’elle avait entendu.

 

*

*   *

 

C’est le téléphone qui arracha Malko au sommeil. Richard Spicer ne perdit pas de temps.

— Nous avons rendez-vous à dix heures au « 6 ». Avec Sir George Cornwell. Il y a du nouveau.

Aisha Mokhtar dormait, étalée sur le ventre, ses merveilleuses fesses offertes jusque dans son sommeil. Malko, écartant la tentation, fila sous la douche : il était neuf heures et demie. Lorsqu’il ressortit, la jeune femme avait ouvert les yeux.

— J’ai soif, dit-elle. Il reste du champagne ?

Malko désigna la bouteille de Taittinger, encore dans son seau de cristal.

— Oui, mais il ne doit plus être assez frais. Il faudrait demander de la glace.

— Ça ne fait rien, assura-t-elle.

Elle devait se brosser les dents au champagne.

— Où allez-vous ? demanda-t-elle.

— À un rendez-vous important, dit Malko, sans préciser.

Un taxi jaune l’emmena de l’autre côté de la Tamise, et il entra au MI6 par la porte latérale, traversant un garage où s’affairaient des mécaniciens portant des T-shirts marqués MI6. Un jeune Britannique rouquin l’attendait dans le hall et le précéda dans l’ascenseur qui ne fonctionnait qu’avec une carte magnétique. C’est Richard Spicer qui accueillit Malko sur le palier, le faisant entrer dans le bureau du dernier étage où se trouvaient déjà Sir George Cornwell et Mark Lansdale, le spécialiste du nucléaire. Les quatre hommes s’installèrent autour d’une élégante table basse en fer forgé.

— Le mobilier fourni ici est tellement affreux que j’ai dû prélever des meubles dans mon château, expliqua Sir George Cornwell.

— Les Pakistanais ont répondu, annonça Richard Spicer, plus terre à terre.

— Ils avouent ?

— Non. Ils nous ont fait parvenir un document extrêmement détaillé sur leurs stocks de matière fissile. Quelque chose qu’ils avaient toujours refusé de communiquer, par peur que l’Inde finisse par en avoir connaissance.

— Il s’agit, en effet, d’un état de la plus haute importance ; l’essentiel de la production d’uranium enrichi provient de l’usine de Kahuta, expliqua Sir George Cornwell. La capacité de cette usine, mise en service en 1997, est estimée par nous à cent vingt kilos d’uranium hautement enrichi par an. Jusque-là, nous n’avions pu obtenir des Pakistanais confirmation de ces chiffres. Or, dans ce document, ils les confirment, et même les affinent en reconnaissant qu’ils disposent aujourd’hui d’environ 2 600 kilos d’uranium 235. Le tiers de cet uranium a été utilisé pour des armes tactiques, des missiles sol-air ou des bombes équipant des Mirage IV et les F-16 que nous leur avons livrés. Quelques lance-missiles mobiles entrent dans ces chiffres. Le reste, d’après eux, se trouve stocké à Kahuta, sous forme de lingots. Or, ils assurent avoir compté tous ces lingots et il n’en manquerait aucun… Ils nous invitent d’ailleurs à venir sur place le vérifier, en recoupant les chiffres de production.

— Quelle est leur conclusion ? interrogea Malko.

— Toute cette histoire est un coup de bluff d’Al-Qaida pour embarrasser le Pakistan.

Un ange vola lourdement à travers la pièce, alourdi par ses bombes, et s’enfuit vers l’est. Sir George Cornwell enchaîna :

— Nos amis pakistanais mentionnent également leur production de plutonium, produite à l’usine de Kushab, qui n’est pas contrôlée par l’Agence de l’énergie atomique. Ce complexe, qui possède un réacteur de type NRX, est capable de produire environ dix kilos de plutonium militaire par an. Alors ? fit-il en se tournant vers Mark Lansdale, qu’en pensez-vous ?

Mark Lansdale ôta ses lunettes et effleura sa barbe de son geste fétiche.

— Tout cela me paraît cohérent avec ce que nous savons déjà. Je pense que les Pakistanais surveillent leurs stocks de très près et que la disparition de soixante kilos de combustible nucléaire ne passerait pas inaperçue, même si cela ne représente pas un gros volume. L’offre d’une vérification in situ prouve deux choses : ils sont très ennuyés et de bonne foi. Ils ne peuvent pas s’amuser à mentir sur un sujet aussi sensible.

— Donc, comme ils le concluent, souligna Malko, il n’y aurait pas d’engin nucléaire mais seulement un bluff de la part de Sultan Hafiz Mahmood. N’oubliez pas que sur cette vidéo, il n’y a pas de son… Peut-être Sultan Hafiz Mahmood expliquait-il à Bin Laden qu’il savait construire une bombe nucléaire et qu’il ne manquait plus que le combustible ? Peut-être s’était-il engagé à se le procurer et n’y est-il pas arrivé ? En tout cas, je pense que les autorités pakistanaises ne sont pas impliquées. Et les U-2 ? Qu’a donné l’exploration de la zone par les drones ?

— Elle continue, précisa Richard Spicer. Jusqu’ici sans résultat, mais nous ne savons même pas ce que nous cherchons ! Des locaux comme celui qui a été filmé, il y en a des centaines. Nous avons déjà procédé à des vérifications avec des hélicos, sans résultat. Si, nous avons déniché un laboratoire d’héroïne dont les propriétaires nous ont accueillis à la mitrailleuse lourde.

Mark Lansdale secoua la tête et dit d’une voix ferme :

— Nous avons étudié ce film avec soin. Je suis certain qu’il s’agit d’un véritable engin à rapprochement. Opérationnel. Pas d’une maquette. Tout concorde. Évidemment, j’ignore d’où vient le combustible.

Un lourd silence tomba sur le bureau. C’était l’impasse. Richard Spicer alluma une cigarette et conclut :

— Nous sommes au point mort ! Il n’y a aucune piste à suivre.

— Aucune, fit en écho Sir George Cornwell, à part cette Aisha Mokhtar que vous « traitez ».

— Les Pakistanais ont tenté de la faire revenir au Pakistan, observa Malko. Mais j’ignore si eux-mêmes sont au courant de ce qu’elle sait réellement. De toute façon, la question-clé est celle du combustible. Quelqu’un doit se rendre à Kahuta vérifier les dires pakistanais et tenter d’interroger Sultan Hafiz Mahmood.

— Pour ce dernier point, c’est déjà fait, répondit Richard Spicer ; le médecin de l’ambassade américaine d’Islamabad lui a rendu visite à l’hôpital où il est soigné. Il ne peut communiquer avec personne et le seul signe qu’il soit vivant est un léger tremblement de sa main gauche. Cela peut prendre des mois avant qu’il retrouve l’usage de la parole. Et on ignore de quoi il se souviendra… Nous ne pouvons rien faire de plus.

— Si Mark a raison, un engin nucléaire artisanal est en train d’être acheminé vers son objectif et nous n’avons aucun moyen de le localiser.

— Eh bien, il n’y a plus qu’à prier ! conclut Malko. Je vais continuer à tenter d’extraire d’Aisha Mokhtar ce qu’elle sait, mais c’est un très long shot…

 

*

*   *

 

Shapour Nawqui n’avait pratiquement pas fermé l’œil durant le trajet Islamabad-Londres. C’était la première fois qu’il prenait l’avion et il n’aimait pas ça. Cela lui avait permis d’apprendre par cœur sa nouvelle identité, celle de son passeport d’emprunt. Théoriquement, il rentrait tout simplement chez lui, à Hounslow, dans la banlieue ouest de Londres, où vivait une importante communauté pakistanaise. En plus, il se sentait mal à l’aise dans son costume, ayant dû abandonner son camiz-charouar un peu trop voyant… Il fit la queue comme tout le monde à l’Immigration et tendit son passeport britannique. Le fonctionnaire le feuilleta rapidement, compara la photo à son visage et le lui rendit.

— Thank you, sir.

Un Pakistanais qui rentrait chez lui, cela n’était pas un événement. La plupart appartenaient à la seconde génération d’immigrés. Shapour Nawqui, avec sa petite valise, se dirigea vers la sortie et la station de métro de Heathrow.

Avant son départ d’Islamabad, deux agents de l’ISI l’avaient briefé longuement sur les us et coutumes londoniens. Entre les innombrables caméras et les bobbies à qui rien n’échappait, il fallait être vigilant.

Son billet avait un retour open, pour ne pas le stresser. Une opération comme la sienne pouvait prendre deux jours ou huit jours. Heureusement, il ne serait pas seul à Londres. Avant de quitter Islamabad, il s’était adressé à un vieil ami, membre d’une cellule d’Al-Qaida qui, lui, était allé fréquemment dans la capitale britannique. Ce dernier lui avait conseillé de prendre contact avec un frère très connu, en qui on pouvait avoir toute confiance, Abu Qutada. Depuis longtemps, les autorités britanniques le considéraient, avec raison, comme un des relais importants d’Al-Qaida à Londres.

Mieux, l’équipe d’Al-Qaida qui avait commis les attentats de Madrid avait eu de nombreux contacts avec Abu Qutada, pour une sorte de bénédiction. Jordanien de naissance, il disposait d’un passeport émirati, entièrement fabriqué, qui lui avait servi à entrer en Grande-Bretagne des années plus tôt.

Après plusieurs mois de prison, Abu Qutada avait été placé en résidence surveillée dans l’ouest de Londres, après avoir vécu dans un appartement non loin de Scotland Yard. Shapour Nawqui grillait de connaître ce saint homme et d’obtenir sa bénédiction pour sa mission à Londres… Son ami d’Al-Qaida lui avait transmis, sous le sceau du secret, une méthode sûre pour l’approcher, en déjouant la surveillance des Britanniques. Tous les jours, Abu Qutada allait faire quelques courses dans un supermarché de son quartier. Il n’était pas suivi, portant un bracelet électronique relié à un système GPS qui enregistrait tous ses déplacements. Shapour Nawqui se dit que ce serait une bonne occasion d’acheter une hache. Il aurait aimé emporter celle dont il se servait habituellement pour ses meurtres commandités, affûtée comme un rasoir, avec un manche qu’il avait bien en mains, mais il aurait risqué d’attirer l’attention durant le voyage…

Aurore noire
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